Miroir


C'était un après midi calme, presque silencieux, qui se déroulait sur le bord d'une route goudronnée. Autour d'elle, une foisonnante végétation faite de buissons verdoyants et d'herbe folle l'accompagnait vers un horizon brumeux et intangible. Quelques rayons de soleil perçaient difficilement la couche vaporeuse qui survolait la piste noire.

L'un d'entre eux percuta alors une surface lisse et blanche avant de se voir renvoyer vers son lieu d'origine. Le reflet lumineux caressa la courbe harmonieuse d'un véhicule qui traversa l'ombre des nuages.

C'était une petite automobile qui roulait à faible allure, semblant avoir traversé les âges de par le nombre de ses blessures et son ronronnement asmatique.

Elle parcouru quelques mètres avant de s'arrêter sur le bas coté, son moteur laissant comme pousser un soupir de soulagement après une course effrénée. Ce que fit son conducteur.

Est-ce que cela valait toujours la peine de continuer? Se demanda la propriétaire de la machine alitée.
Elle savait qu'elle ne pourrait pas aller jusqu'au bout, même en y allant à pied. Son objectif était si lointain, si inaccessible. Pourquoi avait-elle, sur un coup de tête, décidé de tenter malgré tout l'aventure? Par fierté? Par révolte? Elle ne savait plus où elle en était. Ses mains tremblaient, tenant fébrilement un volant émacié. Elle se contenait pour ne pas s'effondrer, ce qui signifierait qu'elle aurait perdu.

Si seulement elle pouvait trouver assez de courage...

Un craquement de branche la détourna alors de ses pensées torturées, et son regard se tourna vers le paysage à sa droite. Elle pouvait apercevoir au loin une ombre s'agiter en direction de la route, courant maladroitement des hauteurs. L'étrange personnage tomba alors des fourrés, hagard.

Elle ne sut jamais expliquer sa prochaine réaction, qui fut de démarrer, de se rapprocher de lui et de lui ouvrir le coté passager.


Courir. Courir. Encore courir.
Ne pas s'arrêter. Surtout pas. Ne pas regarder derrière soi non plus. Sinon c'est la fin.

Haletant, à bout de souffle, il dévalait la pente encore vierge de toute trace humaine. Il ne sentait plus ses membres. Ses jambes étaient occupé à évaluer le moindre faut pas qui lui ferait chuter vers une mort certaine, échappant à chaque enjambée aux racines et aux buissons épineux, tandis que ses mains portaient une masse lourde qu'il ne pouvait laisser échapper.

Ses vêtements étaient en lambeaux, son visage barbu et sali par un nombre incalculable de chute, ses cheveux en bataille, son regard fixé vers une fuite éperdue.

Jusqu'au moment où ce point de fuite s'échappa vers un horizon familier et salutaire. Le bord d'une voie routière. La pente se terminait enfin. Il pourrait peut être trouver un moyen de locomotion pour fuir au plus vite. Mais que se passerait-il si on le trouvait dans cet état? Personne ne prendrait un tel passager. De plus, il ne pouvait prendre le risque de rester trop longtemps aussi visible, il ne pourrait plus se cacher dans le paysage...

Il réfléchissait aussi vite que son esprit fatigué le lui permettait à une quelconque alternative, lorsqu'à sa surprise, une voiture apparut devant lui et dont la porte latérale endommagée s'ouvrit vers lui.

Sans demander son reste, il grimpa dans cet étrange coup de chance, et le véhicule, dans un sursaut énergique, démarra en trombe.


L'homme, probablement âgé d'une cinquantaine d'année, murmura ce qui semblait être un "merci", lorsqu'elle démarra sur le chapeau de roue. Il semblait exténué, et prenait maintenant son temps pour reprendre une respiration normale, s'accrochant toujours à la masse noire qui était lié à sa main droite par une chaîne métallique rouillée.
Pour ne pas le brusquer davantage, elle ralentit un peu sa vitesse de façon à avoir une vitesse de croisière pour pouvoir discuter.

Malgré tout, cet homme aux vêtements sales et déchirés et blessé par de nombreuses coupures ne prononça pas un seul mot pendant les dix minutes qui suivirent leur voyage.

"- Il n'y a pas de quoi", dit finalement la conductrice, un peu agacée par ce silence si impoli. "Dis donc, vous alliez à un bal costumé en prisonnier et on vous à oublié sur le chemin du retour?"

Pas de réponse.

"- Moi c'est Dahna Siteris. Et vous?"

Toujours pas de réponse.
Finalement, exaspérée, Dahna décida de bifurquer vers une station essence. L'homme esquissa un mouvement d'appréhension, ce qui la fit sourire d'avoir pu enfin le faire réagir.

"- Je n'ai bientôt plus d'essence, je n'avais pas prévu d'avoir un passager. Et je vais m'acheter quelques choses à grignoter si ça ne vous dérange pas."

Il ne réagit pas plus, lorsqu'elle s'arrêta là-bas, ni une fois qu'elle eut terminé le remplissage du réservoir et qu'elle se dirigea vers le comptoir mobile, laissant les clés dans le véhicule. Lorsqu'elle revint, quelques barres chocolatées à la main, il n'avait pas bougé d'un pouce. Elle soupira, avant de poser ses victuailles sur une poche du tableau de bord, en face de lui.

Lorsqu'elle démarra, l'homme tendit la main fébrilement vers l'une des friandises.

"- Merci", murmura-t-il de nouveau.

"- Merci? Mais je ne vous ai pas proposé d'en prendre?!" rétorqua Dahna.

"- Merci pour ne pas m'avoir dénoncé."


Ils restèrent de nouveau silencieux pendant de longues minutes, elle grignotant en conduisant, lui dévorant ce qui pouvait lui être son premier repas depuis des jours. Lorsqu'il eu enfin apaisé un peu sa faim, il reprit de nouveau sa posture recroquevillée, mais cette fois-ci en jetant par moment quelques regards sur sa sauveuse. C'était une jeune fille aux longs cheveux blonds et aux yeux bleus, aux formes un peu carrées et peu classique, portant un simple t-shirt blanc et un jean bleu. Sa voiture deux places semblait contredire l'adage du véhicule faisant la personnalité du conducteur, tant il y avait de différences de carrures.

"- Si vous n'étiez pas quelqu'un de recommandable...", fit Dahna, rompant ainsi le silence, "...alors vous aurez pu vous enfuir, puisque j'avais laissé les clés près de vous".

"- Et si j'avais quand même volé la voiture?" répondit-il.

"- Alors j'aurai continué mon chemin à pied." répliqua-t-elle au tac au tac.

"- T'es une fille bizarre toi, de vouloir prendre quelqu'un qui ne faisait même pas du stop."

"- Mais je le suis moins qu'un fuyard qui saute dans le véhicule du premier venu, sans savoir à qui il a affaire."

Ils se mirent à sourire de cette petite joute verbale, ce qui détendit quelque peu l'atmosphère, lorsque la voiture émit un premier signe d'essoufflement par un échauffement excessif du capot avant de le signaler sur le tableau de bord.

"- Je dois m'arrêter" fit une Dahna soucieuse.

Elle s'arrêta de nouveau sur le bas coté avant de sortir pour vérifier l'état du bolide. Ce ne devait pas être une pro de la mécanique, pensa l'homme, car elle resta un bon moment perplexe devant la fumée que dégageait le moteur.
Il décida alors d'y jeter aussi un coup d'oeil.

"- Qu'est ce qui ne va pas?"

"- Je ne sais pas, je ne m'y connais pas trop. Je suis pourtant sure d'avoir fait le plein tout à l'heure."

"- Ah, je vois. Ce n'est pas l'essence qui est le problème."

Il retourna vers la banquette arrière du véhicule, attrapa une bouteille d'eau acheté il y a peu, et se mit à la déboucher.

"- C'est le refroidisseur qui n'a plus de liquide. Je n'ai pas remarqué de réservoir, alors tout ce que je peux faire, c'est y mettre de l'eau. Ca ne tiendra pas longtemps, mais suffisamment pour faire demi-tour et..."

"- Non" fit la jeune femme, l'interrompant sèchement. "Là où je vais, ce n'est pas loin d'ici. Vous trouvez d'autres personnes qui vont amènerons ailleurs...si ça marche, allons-y tout de suite"

L'homme haussa les épaules, perplexe.

"- Bon, si tu le dis."

Ils embarquèrent de nouveau, et la voiture pu continuer son chemin, dans la route brumeuse qui les entourait de plus en plus.


Silence.

"- Merci pour le coup de main."

"- C'est rien."

Silence.

"- Dis...tu as fais quoi pour te retrouver en prison?"

"- Des belles conneries."

Silence.

"- Du genre?"

"- J'ai tué ma famille. J'ai volé de l'argent et j'ai pris de la drogue."

Profond silence.

"- Enfin, c'est ce que l'on veut me faire croire, car je ne me souviens plus de rien. Je me suis réveillé comme ça, dans une cellule, sans aucun souvenir. J'aurais pu attendre mes vingt ans et en sortir l'esprit libre comme l'air, car je sais que je n'ai pas fait tout ça. Mais je sais pas ce qui m'a pris, j'ai sauté sur la première occasion pour me faire la malle. D'ailleurs je sais même pas si ils ont remarqué mon absence."

Silence

"- Je n'attend rien de ma fuite. Je sais pas où je vais, je sais pas où ça va finir. On va peut être me retrouver et m'abattre. J'ai peut être un instinct meurtrier caché et je vais de nouveau faire des conneries...Mais je devais sortir. Je sais pas ce qui m'a pris."

Instant

"- T'es choquée par ce que je viens de dire?"

"- Non, je ne sais pas ce qui m'a pris, moi aussi, de faire ça."


Elle me raconta qu'elle devait succéder ce jour là à son père décédé. Qu'elle devait prendre la tête de sa famille et ses responsabilités. Mais qu'elle ne se trouvait pas assez compétente, ni courageuse, ni suffisamment forte pour soutenir la pression qui s'exerçait autour d'elle. C'est pour ça qu'elle avait "pris un peu d'air" pour réfléchir un peu plus longtemps. Elle aimait ce qui lui semblait être, ce qui lui restait de liberté, mais elle savait que tôt ou tard elle ne pourrait plus y accéder. Enfermée de par sa naissance dans une cage dorée, seule. Seule à manier un navire qu'on ne pardonnerait pas de dévier ne serait ce qu'une fois de sa trajectoire, seule face à tous les rats qui la grignoteraient peu à peu de ce qu'elle possède.

Tenter de se débattre pour toujours replonger, essayer de survivre à un environnement qu'on ne peut affronter de face, sentir sa raison peu à peu glisser dans un oubli réparateur.
C'était la même chose pour moi.

J'ai eu le réflexe de vouloir la réconforter, lui dire qu'elle n'était pas la seule dans ce cas là. On aurait été alors tous les deux contre vents et marées, on aurait pu se soutenir et faire enfin aboutir nos rêves.
Mais ma main refusait de bouger, comme si une peur inconnue me paralysait. Ce que je voyais en face de moi...est ce que n'était pas par hasard mon propre miroir?


"- Je reconnais cet endroit.", fit l'homme, en passant la tête à travers la fenêtre de la portière.

"- C'est impossible." murmura la jeune femme, tout yeux écarquillés.

Ils se retrouvaient maintenant sur le même bord de route où leur rencontre avait eu lieu, il n'y avait aucun doute. Les même traces de pas, les même fourrés écrasés, comme si ils naviguaient en plein rêve.
L'homme haussa les épaules.

"- Bon, je crois que c'est peut être le moment de se séparer. On verra bien si on se retrouve de nouveau ici..."

Et devant les protestations de Dahna, il ajouta :

"- Ecoute, on ne peux pas régler ses problèmes en fuyant. Tôt ou tard, il faudra bien revenir à la "réalité". Pour moi, je vais voir si je peux revenir d'où je viens. Je ne vais pas y rester les bras croisés, et je vais essayer d'y voir plus clair pour déchiffrer ce que j'ai réellement fait."

"- Et moi, je devrais repartir chez moi, redevenir la gentille fille qui va s'occuper de son petit commerce avec tout docilité, c'est ça? Fit la jeune femme, ironique.

"- Non, toi tu devrais t'imposer un peu plus. Oui, tu peux suivre ta voie, mais ce n'est pas en refusant tout catégoriquement que tu vas y arriver, petite tête brûlée va. Il faut savoir négocier et tirer parti de ce que tu peux détourner à ton avantage."

L'homme sourit à la moue dubitative de Dahna. On aurait dit un grand frère en train de conseiller sa petite soeur. Mais il n'était pas son grand frère. Et il ne la reverrait peut être jamais. Vingt ans, c'était peut être un peu trop long après tout.
Il manipula son boulet, qui s'ouvrit par un mécanisme connu de lui seul, et en retira un petit médaillon.

"- Tiens, dit-il en le lui tendant. C'est pour te souvenir des conseils d'un bagnard."

La jeune femme le prit, mais retira aussi un de ses colliers et le lui offrit.

"- Et ça, c'est de la part d'une novice en mécano."

Il fit de même, et le rangea dans sa cachette.

"- On est pas obligé de suivre "le bon sens". Tu pourrais repartir trouver une voiture. Je pourrais continuer à rouler de plus en plus loin." émit Dahna, pensive.

"- Non, on est pas obligé. On fait ce qu'on veut de notre vie après tout. Il n'y a que nous qui pourrons s'en plaindre après. Mais je sais pas pourquoi...j'ai pas envie de te revoir."

Dahna éclata de rire.

"- Moi non plus, j'ai toujours eu le frisson lorsque je te regardais."

"- Alors nous somme quittes, sur ce..."

Et il quitta le véhicule.

"- Moi c'est Stassy Siteris."

La seule réponse qu'il eu fut un démarrage en trombe au delà de la route qui s'étendait vers lui. Il poussa un soupir, tenant toujours son boulet dans les mains, et partit dans le sens opposé.


"Quelque part, de tous les mondes et les univers, il existe une loi et une seule, commune à eux tous, qui stipule que des personnes jumeaux de mondes parallèles ne peuvent pas se croiser sous peine de causer une disruption dans l'espace-temps. Toutefois, une personne qui ne possédait pas de jumeaux dans tout les Multivers posa une annotation à cette règle. Cette annotation énonçant que pendant un court moment, ils pourraient se rencontrer, et partager leur expérience, leur joie et leur peine; elle permit la réunion fugitive d'une personne qui ne pouvait être complète qu'en rencontrant son jumeau."

Elizia, gardienne du Temps, notes sur les règles du Multivers.


Fin